Facilitatrice aux assises nationales de Youth For Climate France — enfin un vrai exemple d’intelligence collective

Ça aurait pu être mon pire cauchemar de facilitatrice : un débat ouvert à 130 pour discuter de “comment on s’organise pour la suite”

Anne-Laure Romanet
9 min readMay 12, 2019

Dans le cadre de l’Accélérateur de la Mobilisation Citoyenne que j’ai rejoint récemment, j’ai eu la chance de co-faciliter les premières “assises nationales” du mouvement Youth For Climate France (cf article précédent ici).

Celles-ci ont rassemblé en avril dernier 130 lycéen.ne.s et étudiant.e.s venu.e.s des 4 coins de la France, envoyé.e.s par leurs groupes locaux pour se rencontrer, se former aux outils de mobilisation, et poser les premières pierres d’un “comment on s’organise (ou pas) pour mieux faire ensemble ?”.

La “coordo nationale” qui avait accompagné le lancement du mouvement dans ses premières semaines d’existence avait résolu de s’auto-dissoudre, afin que tout puisse être remis à plat et que la structure souhaitée du mouvement puisse se décider collectivement (pour en savoir plus, cf article précédent ici).

La journée de dimanche débute donc avec 130 participants venus d’autant de groupes locaux, et sans organe de coordination ni structure de gouvernance.

Ayant accepté d’être facilitateur.trices.s de cette journée de discussions, Guillaume et moi avions posé comme objectif principal de leur offrir un cadre approprié à ces discussions, qui leur permettrait de converger sur des premières pierres pour la suite.

Nous avions pensé un chouette process participatif, qui permettrait de faire émerger les envies et les besoins, puis laisserait le champ libre à partir de cela à la co-création (ou non) d’une ‘structure de collaboration’ grâce un Forum Ouvert.

À peine ce process proposé en ouverture de la journée, levée de boucliers : feedback visuel de rejet immédiat grâce au langage des signes en assemblée. La tension était si forte autour du sujet “faut-il ou non structurer et organiser notre mouvement ?” que le groupe a signifié son besoin de l’adresser ensemble, en plénière, avant toute chose.

En tant que facilitateur.trice.s friands de process collaboratifs en petits groupes pour converger élégamment en plénière à la fin, c’était loin d’être notre vision du scénario idéal. Et pourtant, c’était bel et bien ce que le groupe demandait, et nous avons donc lâché prise pour permettre à ce débat d’avoir lieu.

Et contrairement à ce qu’on peut imaginer lorsqu’on pense à un débat en plénière à 130 lycéen.ne.s et étudiant.e.s, cela a été réellement constructif — bien plus que ce que je suis habituée à voir en tant que facilitatrice ou citoyenne.

L’objectif de cet article est d’essayer de décrypter les raisons qui ont permis à ce process d’être un réel succès, là où un échec était pourtant si prévisible.

Un cadre de bienveillance et de parité exemplaire

Dès l’amorce du weekend j’ai été frappée par le cadre qui a été posé tout naturellement, et qui a été respecté et incarné du début à la fin. Pour moi, il découle certainement de pratiques antérieures par chacun des groupes locaux et des jeunes qui les composent, et qui semblent y voir quelque chose de naturel et intuitif, quand nous “adultes” y voyons quelque chose de rare et exceptionnel.

Deux ingrédients majeurs dans ce cadre :

> La bienveillance; plus qu’un simple mot posé, elle n’a cessé de se manifester tout au long du weekend, au delà des divergences d’opinions et tensions. Pour la grande majorité de ce que j’ai vu et entendu, une intention réelle de prendre soin les uns des autres, et de prendre soin du groupe — et une réelle intelligence émotionnelle le permettant (entre autre, connaissance particulièrement répandue de la CNV). Cerise sur le gâteau : des personnes dédiées à ce cadre, et à contacter en cas de problème spécifique entre individus ou en cas d’intuition qu’un recadrage en plénière soit nécessaire.

> La parité; celle-ci n’a même pas eu à être nommée tant sont respect coulait de source a priori. Exactement autant de garçons que de filles présents, écriture de tous les documents sous forme inclusive, alternance organique de voix masculines et féminines lors des débats et auto-régulation masculine lorsque constat de possibles déséquilibres. Question de génération ? Ou biais de profils sociaux atypiques ? Toujours est-il que je n’avais jusque là jamais vu la parité être respectée de manière aussi naturelle et organique dans un groupe.

Le résultat de tout ça : une liberté de parole dans la diversité et une réelle écoute — et un débat en plénière qui a pu être représentatif et constructif.

Enfin une démonstration d’intelligence collective !

Terme un peu galvaudé, l’intelligence collective est pour moi la capacité d’un groupe à avancer ensemble vers un but commun — ce que notre espèce a toujours su faire et que nous semblons avoir récemment oublié (!)

La plupart du temps, cette intelligence collective est bridée par l’environnement ou le contexte, qui ne permet pas aux différentes voix de s’exprimer et d’être entendue par l’ensemble, à la créativité d’émerger, ou à la convergence de se faire.

Mettre en place des conditions permettant à un groupe de faire émerger sa propre intelligence collective est un art, celui de la facilitation. Mais cet art ne permet que de s’approcher, de plus ou moins près, du potentiel maximal d’un groupe.

Et lors de ce dimanche, malgré des hauts et des bas, des frictions et tensions, et quelques moments de chaos, je crois bien que nous nous sommes approchés par moment du potentiel maximal de ce groupe.

Loin d’être un miracle, cela a été possible car toutes les conditions pour que cela fonctionne étaient réunies.

> Un alignement exemplaire sur le “pourquoi” de ce mouvement

Au delà des divergences d’opinion parfois marquées sur le “comment”, ces jeunes m’ont semblé être quasiment tous.tes parfaitement aligné.e.s entre eux/elles sur la raison d’être de leur mobilisation, et totalement passionné.es à titre individuel par celle-ci : l’urgence climatique, et la nécessité d’interpeler le monde adulte pour obtenir des réponses et actions leur garantissant un futur souhaitable.

Cet alignement sur les bases, et cette passion partagée, m’ont semblé clés dans l’exercice difficile de placer le succès du mouvement au dessus des égos individuels durant le débat. Pour avoir malheureusement, dans ma vie professionelle passée, assisté à de nombreuses réunions, discussions et débats qui n’étaient rien d’autres que des guerres d’égo, je peux affirmer sans aucun doute que ceci n’en était pas une.

> Un langage des signes en assemblée parfaitement maîtrisé

Le langage des signes en assemblée, qui a vu le jour notamment grâce aux mobilisations Occupy & Nuit Debout, invite chacun à exprimer en direct ses opinions de manière silencieuse. Trois des principaux signes : agiter les mains au dessus de la tête pour marquer son accord, faire un X de ses bras pour marquer son opposition, faire un moulin avec les mains pour signifier que le message est passé ou a déjà été dit.

Cette manière d’interagir autorise une chose qui manque à de nombreux débats et discussions : la transparence en direct.

Fini la perte de temps par soucis de politesse, et fini l’asymétrie d’information sur ce que pense l’ensemble du groupe. Cela permet finalement au groupe de se refléter à lui même l’évolution de ses opinions, et à la discussion de s’orienter organiquement en réaction à cela.

> Une place laissée à l’expression de chacun

Grâce au cadre de bienveillance, de parité et d’écoute, les peurs qui empêchaient d’avancer ont pu être exprimées et entendues.

  • la peur de la structuration, qui donneraient du pouvoir à certains plus qu’à d’autres, créeraient des guerres politiques, dépossèderaient les groupes locaux de leur souveraineté d’action — et recréeraient d’une certaine manière le système qu’ils essaient de déconstruire.
  • la peur du chaos dans l’absence de structuration, qui ferait que les soutiens de partenaires et les collaborations avec d’autres associations ne seraient pas possibles, que la coordination en groupes locaux en se ferait plus, et que le mouvement ne pourrait se maintenir à terme.

Ces peurs exprimées sont légitimes et compréhensibles, et reflètent une réalité : personne n’a réellement la réponse, et il n’y a pas de solution parfaite. Ce mouvement qu’ils créent, personne ne l’a créée avant eux, et c’est donc bien à eux/elles de l’inventer. Et il n’y a dans ce groupe qu’une somme d’opinions, de visions du monde, d’intuition qui en se confrontant les unes aux autres de manière constructive peut permettre d’avancer collectivement vers ce qui semble faire le plus de sens.

Et donc le résultat à la fin de la journée ?

Revenons-en à cette question d’origine qui était au centre du débat — “faut-il ou non structurer et organiser notre mouvement ?”

Suite à ce débat en plénière, et une fois l’ensemble des peurs et opinions exprimées, entendues et adressées, nous avons finalement proposé d’ouvrir un Forum Ouvert. A travers ce format, chacun.e pouvait exprimer un besoin identifié dans son groupe local, et se réunir avec d’autres partageant ce même ressenti pour creuser ensemble ce qui pourrait être de bonnes solutions à imaginer.

Et ainsi, au fil des discussions en sous-groupes, des tendances ont commencé à se dessiner : une volonté d’être solidaire au niveau régional ou national, de mutualiser certaines ressources, de partager les informations et le savoir, de porter certaines actions communes — mais tout en gardant une autonomie totale des groupes locaux dans leurs actions et une absence de hiérarchie.

Puis, une nouvelle question qui a émergé lors du retour en plénière 1h avant la fin de la journée — la seule réellement essentielle : “quel est le niveau minimum de structure dont nous avons réellement besoin, qui souhaite s’impliquer sur quoi, et comment on travaille ensemble et avec d’autres à partir de demain ?”

Et c’est là que les leaderships individuels ont pu émerger et se faire entendre — les leaderships du ‘faire’

  • “Remettre en ordre le Discord pour qu’on communique mieux”
  • “Monter en compétence sur la manière de faire des communiqués de presse, pour partager le savoir avec le reste de mon groupe”
  • “Partager mes compétence en production graphique, si cela peut aider certains groupes”
  • “Rendre accessible la veille que je fais sur les actualités du mouvement à l’international”
  • “Faire circuler l’information entre les différents groupes de mobilisation locale”
  • “Organiser les prochaines assises nationales”
  • Etc etc

Et en moins de 50 minutes, des nouveaux sous-groupes ont pu se constituer — pour déterminer comment travailler de manière nationale à partir du lundi avec tous ceux le souhaitant, et poser ainsi de manière organique les premières pierres d’une collaboration décentralisée et horizontale.

Et un mois plus tard, on en est où ?

Ce qu’on voit aujourd’hui, avec quelques semaines de recul ? Cette dynamique s’est poursuivie et concrétisée !

Premièrement, le mouvement est acté comme résolument décentralisé et horizontal, le national ne restant qu’une plateforme de réflexion et travail pour les groupes locaux.

Deuxièmement, en plus de leurs actions locales respectives, les jeunes se sont organisés sur l’application Discord autour de groupes thématiques — appelés des “patates”, suite à la restitution initiale en plénière à Nancy, qui avait instantanément fédéré autour d’un éclat de rire général.

Ces organes de travail sont accessibles à tous ceux qui souhaitent offrir de leur temps et de leur énergie pour ‘faciliter’ la coordination du mouvement — tout en n’ayant aucun pouvoir managérial ou décisionnel. Ils n’existent pas à priori mais découlent de besoin identifiés par un ou plusieurs membres qui décident de s’auto-organiser pour y apporter une solution.

Chaque organe est évolutif, et chacun peut les rejoindre ou les quitter librement — par ailleurs, tout y est entièrement transparent et visible à tous.

Quel que soit le futur de ce mouvement — survivra t-il à l’été ? se transformera t-il en quelque chose d’autre ? — , il est pour moi un très beau prototype d’une nouvelle manière de faire collectif et de s’organiser autour d’une cause commune, sans passer par les structures traditionnelles des ONG, associations ou syndicats.

Nous avons tant de choses à apprendre de ce mouvement ! Pour en savoir plus sur les présuposés entendus vs ce dont j’ai été témoin en travaillant avec ces jeunes, se référer à l’article précédent :)

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