S’arrêter de “faire” ?

Anne-Laure Romanet
8 min readMar 6, 2020

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Note : l’ensemble de ce texte est directement inspiré du livre “The more beautiful world our hearts know is possible” de Charles Eisenstein, et publié avec son accord

Une question revient de manière permanente dans tous les séminaires et ateliers que j’anime : celle des livrables

C’est à dire : “Que voulons nous à la fin de cet atelier ?”, qui est pour moi une question essentielle, et la base incontournable de tout processus bien conçu.

Cependant, ce qui me frappe est l’obsession récurrente pour des livrables tangibles, concrets. Une synthèse, de la convergence, des plans d’action, un manifeste, une vue d’ensemble, des groupes de travail, des prochaines étapes.

Or je suis convaincue que ce qui crée réellement de la valeur lorsqu’un groupe travaille ensemble, ce sont les conversations, les liens qui se créent, les idées qui se connectent, les nouvelles perspectives qui apparaissent, les postures qui se modifient. Les livrables intangibles.

Et je vois régulièrement qu’en cherchant absolument à converger vers du concret, nous le faisons bien souvent avant d’être réellement prêt.e.s pour cela.

De la farine, de l’eau et du sel ne font pas du pain. Il faut prendre le temps de les rassembler, les mélanger, remuer, malaxer…et seulement alors on peut cuire et obtenir quelque chose de concret. Pour un groupe, c’est la même chose. Oui, on peut toujours produire des livrables, mais si le groupe n’est pas “mûr” pour cela, ce qui en ressortira ne sera qu’une pâle copie du potentiel qui aurait pu être atteint en prenant juste plus de temps pour rester dans ces espaces qui paraissent improductifs mais permettent d’aller au bout des conversations.

Cette observation dans le cadre de mon travail m’a ouvert une réflexion à l’échelle de notre société. Et si ce qui manquait pour impulser un réel changement, c’était la capacité à se laisser un espace de vide et d’errance, sans forcément chercher une mise en action et un livrable rapide ?

Crise de sens

Je suis convaincue qu’à un moment ou à un autre, nous allons juste devoir stopper, lâcher les schémas dans lesquels nous sommes bloqués et regarder autour de nous.

Combien se reconnaissent chaque jour dans cette posture de rejet du système, d’ébahissement devant son absurdité ? Cette quête de sens qui se généralise chez les nouvelles générations, la procrastination ambiante, ce décrochage d’une partie de la population — tout indique que l’ancien récit motive de moins en moins.

Pour ceux et celles qui décident de se mettre en retrait, les étiquettes ne manquent pas : dépression, décrochage, burn out,…En fonction, des médicaments chimiques et/ou une injonction à se remettre en mouvement au plus vite, pour maintenir notre attention sur ces choses avec lesquelles nous voulons pourtant couper, et pour nous pousser à continuer de faire ces choses que nous ne voulons pourtant stopper

Car rien n’est plus dur que de stopper. La plupart d’entre nous ont grandi dans une société qui nous forme depuis le plus jeune âge à faire des choses que nous ne souhaitons pas vraiment faire, et à nous réfrainer de faire celles que nous voulons. La discipline, l’éthique du travail, la maîtrise de soi. Depuis l’aurore de la révolution industrielle, ce sont les vertues valorisées par la société — car ingrédients nécessaires au bon fonctionnement de ses rouages.

Cela pourrait se défendre si l’ensemble du travail que nous réalisons pour la société était réellement nécessaire, ou au moins s’il contribuait au bien être de la planète et de ses habitants. Mais la crise de sens que semble traverser l’ensemble des pays occidentaux et le cri du coeur de sa jeunesse semble nous indiquer tout le contraire. N’est-ce pas au fond être sain d’esprit et ampli d’instinct de survie que de rejeter le monde du travail actuel ? Mais attiré par une rétribution future, gardé par la peur de l’insécurité, incapables de faire une pause de la perfusion addictive qu’offre le salariat, bercé par ce récit global que nous nous racontons, nous persistons.

Comme dans un labyrinthe

Imaginons un individu perdu dans un labyrinthe. Il court frénétiquement, se heurte systématiquement aux mêmes impasses, et revient inlassablement à son point de départ. Même épuisé, il refuse de stopper : “non, je ne peux pas m’arrêter pour me reposer. Ce n’est qu’en restant en mouvement que j’irai quelque part. Je ne dois surtout pas m’arrêter.”

Mais finalement, à bout de souffle, il s’arrête enfin. Et se questionne : Mais au fait, comment sort-on d’un labyrinthe ? Y a t-il un schéma qui ressort de mes errances ? Est-ce que je me souviens au moins de comment je suis arrivé jusqu’ici ? Et à quoi sert ce labyrinthe au fait ?

Et là, dans un flash, il intuite la direction à prendre, et la logique derrière le labyrinthe ; et c’est dans une posture différente, guidé par son intuition et un sens nouveau qu’il se remet en mouvement.

Quand je regarde la situation sur terre aujourd’hui, je vois ce labyrinthe. Nous reproduisons encore et encore les mêmes types d’actions : celles en cohérence avec le récit qu’on se raconte et les présupposés qui vont avec, celles là mêmes qui nous ont amenés là où nous sommes maintenant, celles qui produisent du concret et du tangible pour nous rassurer.

Pour penser une transition globale de notre société, ce serait l’ensemble des récits qui nous entourent que nous aurions à réinventer, couches après couches.

Car notre civilisation dans son ensemble est loin d’avoir tourné la page de celui-ci. Il est aujourd’hui encore possible, sans trop d’effort de déni, d’imaginer que nous sommes juste dans une passade difficile. Que nous pourrons nous en sortir, si seulement nous élisons un meilleur président, si nous changeons quelques lois, si nous découvrons de nouvelles ressources en énergie fossile, si nous construisons de nouvelles infrastructures pour relancer la croissance, modifions les semences pour de meilleurs rendements agricoles, et mettons du colorant blanc dans le ciment pour réfléchir les rayons du soleil et ralentir le réchauffement climatique.

Pour moi, de la même façon que les groupes que j’anime ont besoin d’arrêter de “faire” et de prendre du temps afin que quelque chose de nouveau émerge du chaos, de la même façon que l’individu qui court frénétiquement dans un labyrinthe doit d’abord s’arrêter pour pouvoir retrouver son chemin, je crois que c’est tout simplement en laissant de l’espace à une période de transition que l’on peut espérer écrire collectivement quelque chose de nouveau.

Transition…et liberté ultime

Ceux et celles qui ont vécu de tels moments les reconnaîtront. Un récit classique, une situation stable et confortable par la sécurité qu’elle offre et par son adéquation au schéma que l’on souhaitait. Et pourtant, un jour, quelque chose bascule et ce récit s’achève.

Cet espace où l’ancien monde s’écroule, alors que le nouveau n’a pas encore émergé. Cet espace où tout ce qui semblait acquis, permanent et réel se révèle n’être qu’un mirage. Cet espace où la trajectoire de vie qu’on avait planifié semble tout à coup absurde, sans qu’il soit encore possible d’en imaginer une autre. Ce sont ces moments où on ne sait plus que faire, que dire, ni quel sens donner à ce qui nous arrive. Ce sont ces moments où l’horizon temporel se réduit, passant d’années à ce mois-ci, cette semaine-ci, ce jour-ci, voire cette heure ci.

On entre alors dans une phase de transition. Un espace où on regarde l’ancien récit avec un oeil nouveau, où on commence à déconstruire les présuposés brique par brique, à assembler les apprentissages et intuitions pour donner du sens aux leçons qu’on en tire, et enfin pouvoir le clore. Et, le vide. Sans le mirage d’ordre et de contrôle qui jusque là offrait sa protection et filtrait la réalité, on se sent nu et vulnérable.

Mais on se retrouve aussi en tête à tête avec quelque chose d’une valeur inestimable : un espace de réalité, d’authenticité. Et un sentiment tourbillonnant, grisant, celui de la liberté, qui enfin remplace l’habitude comme moteur d’action.

Le plus gros défi auquel nous faisons face dans ces moments de néant est celui de s’autoriser à y rester : prendre le temps d’apprivoiser ces possibilités qui n’existaient pas dans l’ancien récit, et qui tout à coup sont là, devant nos yeux, même si nous ne savons pas encore comment les atteindre.

S’arrêter de faire…oui, même nous !

Des possibilités qui n’existaient pas dans l’ancien récit, et qui tout à coup sont là, devant nos yeux, même si nous ne savons pas encore comment les atteindre”. Et si c’était le cas de notre situation collective aujourd’hui ? Et si nous étions à la porte de cette phase de transition, avec toutes les solutions juste en face de nous mais pourtant invisibles à notre vision collective, tant que nous n’arriverons pas à déconstruire et clore l’ancien récit ?

Leurs rangs ne cessent de grossir : ceux et celles qui ont aujourd’hui quitté le navire de l’ancien récit et évoluent à tâtons, ‘en transition’, en exploration constante de nouvelles manières d’être et de faire. Et ce faisant, ils et elles intuitent le nouveau récit collectif vers lequel nous nous dirigeons

Mais même pour ceux et celles qui s’obstinent à vouloir quitter l’ancien récit, l’injonction du faire semble souvent se déplacer dans l’engagement entrepreneurial, militant et associatif, comme pour contre-balancer la tristesse et la colère de ce monde qui s’effrite devant nos yeux.

Entrepreneurs sociaux, militants, activistes, bénévoles, citoyen.ne.s en transition…pris dans le tourbillon de l’engagement, asseyons nous un moment avec la pensée “Il n’y a rien que je doive faire — le changement que je recherche est déjà en train d’opérer”.

En lisant cette phrase, quel ressenti ? A première vue, colère et mépris pour ce genre de raisonnement — c’est en tout cas ce que j’ai ressenti la première fois qu’on me l’a proposé. “C’est le chemin de la complaisance et du désastre annoncé. Si je ne maintiens pas tous mes efforts, aussi dérisoires soient-ils, alors il n’y a vraiment plus d’espoir”.

Cette réaction est légitime, mais je comprends peu à peu qu’elle fonctionne avant tout dans un monde dépourvu de sens et d’intelligence. Cet inconfort ne viendrait-il pas avant tout de notre endoctrinement dans cette éthique du travail de l’ancien monde, qui présuppose que sans la discipline du faire, rien ne se fera ?

Dans l’ancien monde, s’il n’y a pas un système de notations au dessus de nos têtes, un salaire à la fin du mois, des habitudes ancrées et internalisées du travail, alors personne ne fait rien.

Mais dans le nouveau monde, qu’en est-il ? Peut-être que sans système de notations, sans salaire à la fin du mois, certains continueraient tout de même à oeuvrer. Pourquoi ? Peut-être tout simplement car leur moteur est l’amour, l’intuition profonde que cela est bon et contribue à la cause en laquelle ils/elles croient.

Si le travail est une invention de l’ancien monde, peut-être que le reste, ce qui va dans le sens du nouveau monde, l’oeuvre que je souhaite voir advenir, arrivera de toute façon même sans ma contribution ? Si le changement est enclenché, que la transition est en cours, peut-être puis-je m’autoriser à venir y participer en toute simplicité, sans me faire violence, sans me contraindre, sans m’oppresser moi même ?

Quel apaisement que de partir du principe que les vraies choses à faire, je les ferai sans obligation et sans souffrance. Il n’y a pour moi pas meilleure boussole pour guider les choix quotidiens de l’allocation de mon temps et mon énergie — bien meilleure finalement que ce que ma raison me dicte comme rationnel et attendu, et dont j’apprends de plus en plus à me méfier.

Même pris dans ce tourbillon de l’engagement et de l’urgence, et persuadé.e.s de faire du mieux que nous pouvons, et si l’urgence était de réapprendre à prendre des pauses, individuellement et collectivement, pour écouter ce qui est vivant en chacun.e de nous, et laisser cette intuition devenir le moteur de notre mouvement ? Et si la prochaine étape du militantisme, c’était tout simplement d’arrêter de faire ?

Pour aller plus loin, un très bel article de Maxime sur la différence entre “pourquoi” et “pour quoi” lorsqu’on définit une raison d’être

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